vendredi 10 février 2012

Comment le bon Samaritain a occis Aristote



Source: Flickr

Parmi les expériences de psychologie sociale, celle qui est rapportée par John Darley et Daniel Batson dans un article intitulé "De Jerusalem à Jericho" (1973) est sans doute une des plus stimulantes. Tout d'abord, par son inspiration: la parabole du bon Samaritain provenant de l'évangile de Luc:

"Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho et il tomba au milieu de brigands qui, après l'avoir dépouillé et roué de coups, s'en allèrent, le laissant à demi mort. Un prêtre vint à descendre par ce chemin-là ; il le vit et passa outre. Pareillement un lévite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre. Mais un samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s'approcha, banda ses plaies, y versant de l'huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l'hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l'hôtelier, en disant : "Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour." Lequel de ces trois, à ton avis, s'est montré le prochain de l'homme tombé aux mains des brigands ?" Il dit : "Celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui." Et Jésus lui dit : "Va, et toi aussi, fais de même". 

Darley et Batson cherchent à reproduire cette situation expérimentalement et, là est le second intérêt de leur étude, en utilisant comme sujets 47 séminaristes, à savoir des individus qui devraient avoir souscrit aux valeurs et aux idéaux évangéliques à tel point qu'ils en aient faire leur vocation. Si quelqu'un est susceptible d'aider un homme en détresse, ce devrait précisément être eux.

Ces étudiants en théologie pensent participer à une étude sur le sentiment religieux. Après une présentation rapide du questionnaire, on leur dit qu'ils vont devoir écouter un court texte et seront ensuite invités à s'exprimer sur celui-ci. Le contenu du texte est manipulé: soit il s'agit d'un texte très général sur la vocation des prêtres, soit il s'agit de la parabole du bon samaritain telle que reproduite précédemment.

Suite à l'écoute de ce texte, on leur signale qu'ils  doivent se rendre dans un autre bâtiment. Toutefois, on manipule le temps dont ils disposent: soit ils peuvent prendre tout leur temps, soit ils doivent y aller rapidement, soit très rapidement. Le sujet s'éclipse. Alors qu'il se trouve sur l'allée qui sépare les deux bâtiments, voici le spectacle qui l'attend (je ne résiste pas au plaisir de reprendre le texte de l'article - on le croirait extrait d'un roman policier!): 

"La victime (en fait un complice de l'expérimentateur) était assise, pliée en deux à travers  le passage de la porte, la tête baissée, les yeux fermés, immobiles. Alors que le sujet passait, la victime toussait à deux reprises, gardant la tête baissée. Si le sujet s'arrêtait et demandait si quelque chose n'allait pas, ou offrait de l'aide, la victime, étonnée, et presque groggy, disait: "Oh, merci [toussotement]...Non, ça va. [Pause] J'ai ces problèmes respiratoires [toussotement]...Le docteur m'a administré ces pilules et je n'en n'ai prise qu'une...Si je m'asseyais et me rereposais juste pour quelques minutes, tout irait bien...Merci pour votre aide [sourire]" (p. 104) 
Une fois le sujet passé, la victime évaluait son comportement selon son degré d'aide de 0 à 4:

0 = n'a même pas remarqué que la victime était peut-être en détresse
1 = A perçu que la victime était peut-être en détresse mais n'a pas offert de l'aider.
2 = Ne s'est pas arrêté mais a aidé indirectement (par exemple en prévenant un assistant).
3 = S'est arrêté et a demandé si la victime avait besoin d'aide?
4 = Après s'être arrêtée, a insisté pour emmener la victime à l'intérieur et l'a ensuite aidée.
5 = Après s'être arrêté, refuse de quitter la victime et/ou insiste pour l'emmener en dehors du contexte de l'expérience (infirmerie, caféraria...). 

On examine ensuite comment les deux variables (la lecture de la parabole et le degré de pression temporelle) influencent le comportement d'aide des séminaristes. En toute logique, la lecture de la parabole devrait favoriser le comportement d'aide et le degré d'empressement ne devrait guère interférer avec la vertu (ou la foi) de nos sujets. Or, que se passe-t-il? 

Comment on le voit ci-dessus, les séminaristes sont plus susceptibles de venir en aide lorsqu'ils sont peu pressés que lorsqu'ils sont fort pressés. En fait, dans ce dernier cas, ils aperçoivent à peine que la victime a peut-être besoin d'aide. La vertu est donc fortement limitée par le chronomètre.

Par ailleurs, on constate que la lecture de la parabole a relativement peu d'effet: c'est uniquement lorsqu'ils sont peu pressés qu'elle les rend plus altruiste mais cet effet n'est pas statistiquement significatif (on ne peut pas exclure qu'il soit dû au hasard avec suffisamment de certitude). 

Darley et Batson ont également mesuré différents indices de "religiosité" évaluant l'intensité de la foi des sujets et également leur vision de la religion (comme une quête, comme un moyen comme une fin en soi, etc.). Ces variables ne prédisent en rien l'aide à la victime. Comme si le fait d'aider son prochain n'avait moins de rapport avec les convictions religieuses qu'avec la vitesse d'une trotteuse...

Ces résultats suggèrent que la différence entre ceux qui aident et ceux qui n'aident pas dépend bien plus de facteurs situationnels que de leur personnalité (leur "vertu", leur "foi", etc.). A son tour, voici une expérience qui raconte une histoire, une parabole, comme la "légende" biblique. Mais c'est cette fois une parabole quelque peu désenchantée, dont on peut même être tenté de faire une lecture anticléricale (et ce serait une grosse erreur car il y a fort à parier que les "apôtres" de la générosité laïque tomberaient dans le même piège). 


Et comme les paraboles, elle fait l'objet d'exégèses. Nous devons l'une des plus récentes à Ruwen Ogier, spécialiste de philosophie morale qui a récemment publié un passionnant volume intitulé L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset). Pour Ogier, cette expérience, comme d'autres études classiques en psychologie, permet d'alimenter (sinon de trancher) certaines controverses dans son domaine d'étude et en particulier la validité d'une "éthique des vertus" chère à Aristote:

"Dans ses versions les plus récentes, l'éthique des vertus repose sur l'idée qu'il existe des 'personnalités' tellement vertueuses qu'elles pourraient nous servir d'exemples moraux. 
Pour savoir ce qu'il faut faire, il suffirait de se demander qu'aurait fait X ou Y (plutôt que Socrate ou Ghandi qu'un serial killer!). 
Mais les théories psychologiques dites 'situationnistes' affirement que l'idée d'une 'personnalité vertueuse' n'a pas de signification très claire.
Ces façons de définir les gens par leur 'personnalité" proviendrait d'une tendance plutôt irrationnelle à les juger de façon globale.
En réalité, il n'y aurait ni unité ni continuité empirique significative dans les attitudes et les conduites des gens" (p. 221) 
Ogier passe en revue les arguments empiriques à l'appui de cette vision des choses. Il le met en balance avec l'existence de "Justes" qui, en dépit d'une situation qui aurait dû les conduire à se comporter comme des agents du mal, se sont rebellés et ont aidé (par exemple) des Juifs pendant l'occupation allemande. Si on souscrit à une explication situationniste pour ceux qui nuisent à autrui, il faut également en trouver une pour les autres (comme les séminaristes de l'étude précitée). Et Ogier montre qu'en fait, on peut y parvenir en soulignant que 

1- Les Justes ont généralement été confrontés à un facteur situationnel puissant: une demande explicite d'aide de la part des victimes.
2 - Leur aide aide ne reflète généralement pas l'expression pleine, immédiate, et entière d'une vertu débordante. Au contraire, ils ont généralement aidé petit à petit: en rendant d'abord des services mineurs dénués de risques pour progressivement se montrer de plus en plus généreux et se dévouer totalement aux victimes. Ceci plaide à nouveau pour une explication situationnelle. Ce type d'aide fait un remarquable écho à l'escalade des sujets de l'expérience de Stanley Milgram qui délivrent des chocs de plus en plus puissants à la victime. Ces sujets n'envisageraient jamais de délivrer des chocs aussi puissants s'ils n'en n'avaient pas délivré de moins puissants préalablement. Comme si 15 volts de plus, ça ne faisait guère de différence...et par la règle des "petits pas", on arrive ainsi à l'extrémité du mal.  

Voici donc comment Ogier utilise ce type de résultats pour remettre Aristote à sa place (et Jésus par la même occasion). En  attendant la prochaine exégèse de l'expérience du bon Samaritain...

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