mardi 6 mars 2012

L'expérience de Milgram ne porte pas sur la soumission aux ordres


L'étude de psychologie sociale la plus célèbre est sans nul doute "l'expérience de Milgram". En réalité, cette appellation recouvre une série d'études menées entre 1960 et 1963 par Stanley Milgram (1933- 1984), professeur de psychologie sociale à l'université de Yale. Celui-ci invitait des sujets recrutés dans la ville de New Haven (Connecticut) à participer à une expérience portant sur l’« apprentissage ». Ils étaient reçus à l’université de Yale par un chercheur en blouse blanche accompagné d’un comparse présenté comme un autre sujet. Après un tirage au sort truqué, le véritable sujet était désigné « professeur » et chargé d’enseigner une liste de mots à un « élève», le comparse, qui se rendait ensuite dans une pièce séparée. 



A chaque erreur de l’élève, le sujet devait lui infliger une décharge électrique (via un pupitre de commandes) dont l’intensité allait croissante et ce après avoir annoncé l’intensité de la décharge. Trente gradients d’intensité étaient marqués de « choc léger » à "xxx" en passant, notamment par « danger : choc sévère ».



A mesure que l’intensité des chocs augmentait, les réactions simulées de l’élève exprimaient une souffrance de plus en plus intense et une volonté d’interrompre l’expérience jusqu’à ce qu’à 300 volts, le sujet ne réponde plus. Durant l’ensemble de l’expérience, l’expérimentateur demandait au sujet de poursuivre même si celui-ci exprimait des réticences. L’expérience était interrompue si, après quatre demandes de l’expérimentateur, le sujet refusait de délivrer les chocs électriques. Plus de 60 % des sujets administraient pourtant trois fois la décharge maximale (450 volts) qui est mortelle. Cette expérience illustre qu’une contrainte situationnelle forte (ici une autorité légitime) peut pousser des individus par ailleurs totalement ordinaires, et sans disposition particulière à la violence, au meurtre.

Il est remarquable de constater que cette expérience est souvent conçue comme portant sur la soumission aux ordres. En gros, sous l'influence d'une "autorité", on se contenterait d'obéir à ses injonctions, fussent-elles absurdes ou dangereuses.  De ce point de vue, Milgram nous aurait proposé une expérience sur la déresponsabilisation. Lui-même n'est pas étranger à cette explication dominante. Pour s'en convaincre, il suffit de considérer la distinction qu'il propose, dans son livre de 1974, entre "conformisme" et "obéissance". Le conformisme revient, selon lui, à aligner son comportement sur celui de ses pairs, sans qu'il y ait nécessairement une contrainte extérieure. L'obéissance implique en revanche des ordres dans le cadre d'une relation hiérarchique. Pour illustrer cette distinction, Milgram propose le cas du conscrit qui fait son service militaire:

"Il exécute scrupuleusement les ordres de ses supérieurs. En même temps, il adopte les habitudes, la routine et le langage de ses pairs. La première attitude représente l'obéissance, la seconde le conformisme" (p. 144)
Dans le cas du conformisme, le sujet voit dans sa conduite une manifestation de sa volonté. En revanche, dans le cas de l'obéissance, 

 "la situation est publiquement définie par l'absence de tout volontarisme car il existe un commandement explicite auquel le sujet est censé obéir; en conséquence, il se réfère entièrement à cette définition publique de la situation pour expliquer son comportement" (p. 146).
"Je n'ai fait qu'obéir aux ordres" dit le sujet. On peut donc bien parler de déresponsabilisation. 

Les psychologues anglais Stephen Reicher (Université de St Andrews, Ecosse) et Alex Haslam (Université d'Exeter, Angleterre) ont récemment remis en question cette interprétation (notamment dans un article paru en 2011 dans le British Journal of Social Psychology). Selon eux, les sujets de Milgram ne se contentent pas d'obéir à des ordres auxquels ils ne souscrivent pas. Ils sont véritablement influencés par l'expérimentateur car ils s'identifient à la collectivité que celui-ci représente. Ils se considèrent comme des "membres de la communauté scientifique" appelés à participer à cette entreprise. Toute la mise en scène de l'expérience les a amenés à endosser ce rôle.  

Leur  adhésion à cette entreprise n'a qu'une concurrente: l'identification possible à une autre collectivité, représentée par l' "élève". Celui-ci peut par exemple être considéré comme un "être humain" qui mérite d'être traité avec autant de dignité que tout autre individu. En gros, prétendent Haslam et Reicher, l'obéissance dépend de la force relative de ces deux sources d'identification. 

Pour s'en convaincre, on peut tout d'abord constater que la désobéissance apparaît le plus souvent aux alentours de 150 volts, c'est-à-dire quand l'élève demande pour la première fois à être libéré de l'étude.  

Pour mettre à l'épreuve l'analyse de Reicher et Haslam, il est également intéressant de passer en revue les nombreuses variantes de l'expérience. Dans certaines versions, par exemple lorsque le sujet n'a aucun contact avec la victime (elle est séparée par une cloison et on ne l'entend pas), l'identification à la "science" est déterminante. Dans d'autres cas, par exemple lorsqu'il y a deux expérimentateurs, et que ceux-ci expriment des points de vue divergents, le taux d'obéissance est quasiment nul. On peut ainsi visualiser le taux d'obésissance dans les différentes versions de l'expérience ci-dessous:

Celle-ci diminue respectivement selon que le sujet donne des coups, soit dans le même local, ou puisse être vue ou touchée. Si l'expérimentateur part, qu'un autre pseudo-sujet exprime un désaccord ou, enfin que les deux expérimentateurs soint en désaccord, les taux d'obéissance décroissent encore progressivement (voir graphique ci-dessous). 
Soit dit en passant, ce graphique montre que le taux d'obéissance est purement contextuel: plutôt que de se demander qui sont les 60% qui obéiraient dans la version "standard", on peut se dire que tout le monde obéirait dans certains cas et personne dans d'autres. 

Le fait que, dans la version la plus connue de l'expérience, l'identification à l'activité scientifique soit dominante s'explique en partie par l'organisation géographique du local, dans lequel l'expérimentateur et le sujet sont séparés par une cloison du pseudo-élève. Ceci crée de fait deux espaces qui correspondent à deux "groupes" distincts. Cette préséance de l'identification à la communauté scientifique est également fonction de deux facteurs liés à l'expérimentateur:

- Ce que l'expérimentateur est. Selon que l'expérimentateur porte, ou non, les attributs d'un "scientifiques sérieux" (blouse blanche, laboratoire dans l'université de Yale, etc), le taux d'obéissance sera plus grand. Ceci s'explique par le fait que l'expérimentateur représente mieux l'entreprise scientifique à laquelle le sujet s'identifie. Et, en effet, lorsque l'expérience se déroule dans un lieu moins prestigieux (immeuble commercial dans la ville de Bridgeport) ou lorsque l'expérimentateur est un "homme ordinaire" (plutôt qu'un scientifique), le taux d'obéissance diminue (48 et 20% respectivement). 

- Ce que l'expérimentateur fait. A cet égard, Reicher et Haslam réexaminent les 4 injonctions successives énoncées par l'expérimentateur si le sujet s'abstient d'administrer les chocs: 

1: Veuillez continuer

2: L'expérience exige que vous continuiez

3: Il est essentiel que vous continuiez

4: Vous n'avez pas le choix, vous devez continuer.

Si le sujet refuse de répondre à la dernière injonction, l'expérience est terminée. Or, c'est la seule qui constitue véritablement un ordre. De façon remarquable, Reicher et Haslam constatent à la lumière de travaux plus récents, que les sujets qui refusent de continuer lorsqu'ils sont confrontés à l'injonction 3 maintiennent leur refus face à l'injonction 4. Ceci signifie donc que cet ordre est inopérant. Lorsqu'il est exprimé, le sujet refuse systématiquement de continuer. En l'exprimant, l'expérimentateur avoue son incapacité à créer ou à un maintenir une identification commune à la situation avec le sujet. Cet ordre, par opposition aux injonctions précédentes qui font référence à cette entreprise commune, est un aveu d'échec. La réaction d'un sujet à ce dernier recours est éloquente à cet égard:

"L'expérimentateur: Il est absolument nécessaire que l'expérience continue

Le sujet: Je comprends votre point de vue, mais je n'admets pas que l'expérience soit placée au-dessus de la vie de cette personne

L'expérimentateur: Il n'y a aucun danger de lésion permanente.

Le sujet: C'est vous qui le dites! Si cet homme ne veut pas continuer, c'est à lui que j'obéirai.

L'expérimentateur: Vous n'avez pas le choix, Monsieur, vous devez continuer.

Le sujet: "Si nous étions en Russie peut-être, mais ici, nous sommes en Amérique" (p. 68)

En d'autres termes, l'expérimentateur parvient à pousser le sujet au "meurtre" dès lors que les deux complices partagent une identité commune et qu'il parvient à imposer sa vision des comportements qui correspondent à cette identité commune. L'administration de chocs est alors précisément envisagée comme une façon légitime de se comporter eu égard à cette identité. Dès lors que le sujet ne souscrit pas à celle-ci et privilégie une identité alternative ("américain" ou "être humain" par exemple), ou doute de l'adéquation des comportements requis de lui par rapport à cette identité, il désobéit. Dans cette perspective, l'expérience de Milgram tient moins d'une étude de l'obéissance que d'une étude du leadership: quand un leader parvient-il à insuffler chez ceux qui le suivent sa propre définition monde et des comportements qu'il convient d'adopter eu égard à cette vision du monde? 

A la lumière de cette analyse, on peut se demander si, finalement, le comportement des sujets de Milgram ne relèverait pas davantage du conformisme que d'une obéissance désincarnée. De ce point de vue, la déresponsabilisation, le "je n'ai fait qu'obéir aux ordres", serait moins une explication adéquate du comportement des sujets, qu'une justification après coup permettant aux plus dociles de se dérober à leur conscience et au regard de témoins potentiels . 

Les travaux de Milgram s'inspiraient en grande partie des thèses de la philosophe Hannah Harendt sur la "banalité du mal" qu'elle a articulées sur base de son observation du procès d'Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961. Adolf Eichmann était un bureaucrate allemand qui a organisé les déportations de juifs en Europe centrale et occidentale. Or, loin d'apparaître comme un monstre particulièrement sanguinaire, il s'avère (du moins à travers la vision qu'en présente Arendt) qu'il n'est qu'un rouage du système nazi, sans haine particulière vis-à-vis des juifs, et préoccupé principalement par sa promotion personnelle au sein de ce système. Il est à cet égard remarquable qu'il ait présenté, lors du procès, des propos qui ressemblent étrangement à l'analyse de Haslam et Reicher. Lors de son procès, Eichmann explique la façon dont il interagissait avec les membres des "Conseils Juifs", qui étaient chargés de recueillir les informations sur les juifs et leurs avoir dans les villes occupées et, notamment, de rassembler les biens des juifs  (ce qui s'avèrera fort utile pour ensuite les déporter). Comment des représentants de la communauté juive ont-ils pu de la sorte collaboré à l'extermination de leur propre peuple? Voici la réponse que donne Eichmann (à propos du conseil juif de Theresienstadt): 

"On ne leur donnait pas d'ordre pour la bonne raison que si on eût parlé aux principaux responsables (i.e., du conseil juif) sur le mode du "Vous devez, vous êtes obligés de', cela n'aurait pas du tout fait avancer les choses (...) Si la personne concernée n'aime pas ce qu'elle a à faire, alors son travail en souffre (...) Nous avons fait de notre mieux pour rendre leur travail agréable en quelque sorte" (Arendt, pp. 236-237). 
On peut bien sûr douter de la véracité de cette description glaçante. Il n'en reste pas moins que les similitudes avec l'interprétation d'Haslam & Reicher sont remarquables.  


Sources:

Arendt, H. (1966/1997). Eichmann à Jérusalem. Paris: Folio-Gallimard. 
Milgram, S. (1974). Soumission à l'autorité. Paris: Calmann-Lévy. 
Reicher, S.D. & Haslam, S.A. (2011). After shock? Towards a social identity explanation of the Milgram 'obedience' studies. British Journal of Social Psychology, 50, 163-169.

PS: J'ai revu récemment le documentaire "le jeu de la mort", qui décrit une réplication de l'expérience de Milgram dans le contexte d'un jeu télévisé, il semble que le 4ème injonction soit parfois opérante. Ce film semble montrer plusieurs cas d' "obéissance" n'impliquant pas nécessairement une forme de conformisme, ce qui pourrait remettre en cause l'interprétation de Reicher & Haslam.

2 commentaires:

Unknown a dit…

Comme le souligne l'article de Wikipedia, dans "le jeu de la mort", les sujets sont soumis à d'autres facteurs que ceux de l'expérience originelle.

Ce qu'il ne souligne pas c'est qu'il y aussi un public sur le plateau de l'émission qui peut aussi faire jouer les phénomènes de conformance sociale. 80 personnes dans le public plus l'équipe technique, c'est une foule et une dynamique totalement différente que deux personnes dans une petite pièce. On pourrait aussi faire le parallèle avec l'effet témoin (ou de dilution de la responsabilité, je crois) qui inhibe nos comportement d'assistance aux autres s'il y a déjà un témoin sur place (alors avec 80). Selon Cialdini l'influence serait fonction de six facteurs dont l'engagement, l'autorité, la compliance au plus grand nombre et l'engagement. Tous ces facteurs sont en jeux dans cette expérience télévisuelle. Il me semble difficile de séparer l'influence de ces différents facteurs dans cette configuration.

Olivier Klein a dit…

A mon avis, la présence du public renforce celle de l' "expérimentateur" (ici la présentatrice) et corrobore l'interprétation de Reicher en donnant plus encore l'impression que le sujet doit choisir entre deux identités sociales.