jeudi 30 août 2012

Pourquoi est-on attiré par des textes hermétiques?


Dessin de Manfred Escher. Source

Parmi certains philosophes, il est de bon aloi de critiquer les collègues qui s'expriment dans un jargon difficilement accessible au commun des mortels. De même, parmi les psychologues "scientifiques" (ou se revendiquant comme tels), les textes psychanalytiques, en particulier ceux de Lacan et de ses disciples, constituent l'illustration par excellence de ce que n'est pas la science auxquels ils adhèrent (en particulier des hypothèses précises et testables). L'hermétisme est donc un enjeu de débats. Dis-moi à quel style tu adhères et je te dirai qui tu es. 
Lorsqu'on est confronté à un texte ardu, différentes postures sont envisageables. 
Première posture: la révérence face à la complexité. On ne doit guère s'étonner de ne pas aisément comprendre certains textes philosophiques ou psychanalytiques. Leur complexité s'explique par la richesse des concepts, et de leurs articulations. Par ailleurs, ils requièrent peut-être une érudition qui nous fait défaut, tout comme la compréhension d'un article de physique théorique échappera à la plupart des non physiciens. 
Une seconde posture consiste à rejeter toute forme de complexité en arguant que "ce qui se pense clairement s'énonce clairement". Le style, c'est la substance. Un texte difficile à comprendre serait donc nécessairement mal écrit. 
Une troisième  posture consiste à postuler qu'il n'y a souvent rien à comprendre, que l'aura du texte provient d'un ensemble de facteurs qui n'ont souvent guère de rapport avec son contenu mais est tributaire d'autres qualités telles que le prestige de celui qui l'a produit ou des conditions de sa production. Parmi ces qualités, l'hermétisme du texte pourrait lui-même contribuer à cette forme d'aura. A cet égard, rappelons la fameuse affaire Sokal, du nom de ce physicien qui a écrit un pseudo article, amphigourique et vide de sens (intitulé Transgressing the Boundaries: Towards a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravitymais se conformant au style de certaines revues de sciences sociales. L'article en question fut accepté par une prestigieuse revue, en raison sans doute de ce conformisme de façade, ce qui déclencha un scandale et de vives discussions entre les "vrais" scientifiques et les théoriciens postmodernes que Sokal visait. 
Cette posture n'est évidemment pas sans écueils: elle peut s'enraciner dans une forme d'anti-intellectualisme de mauvais aloi ("ce que je ne comprends pas est nécessairement incompréhensible") et il est parfois difficile de départager celui-ci d'une aspiration à une écriture claire et dépouillée des oripeaux de l'intellect. 
Ceci étant, certains processus psychologiques élémentaires pourraient expliquer l'engouement pour les textes obscurs indépendamment de leurs qualités intrinsèques: 
- D'une part, le fait d'être parvenu à s'approprier un texte difficile d'accès peut conférer le sentiment que l'on fait partie d'une "élite" intellectuelle, de la caste des élus qui, seuls, ont accès au génie de l'auteur. La difficulté d'accès à un groupe le rend d'autant plus attirant. Cela me fait penser à une expérience classique d'Aronson et Mills (1958). Dans cette étude, certaines jeunes filles devaient lire des injures à connotation sexuelle devant l'expérimentateur pour pouvoir être admises dans un groupe (par ailleurs dénué de tout intérêt) alors que d'autres subissaient des épreuves plus douces ou étaient admises directement dans le groupe. Les jeunes filles qui s'étaient livrés à cet exercice appréciaient davantage le groupe dont elles faisaient à présent partie que celles des deux autres conditions. Ceci s'explique par un processus de dissonance cognitive: avoir accepté de me livrer à un comportement aussi embarrassant (on est en 1958!) ne peut se justifier que si j'aime le groupe. 
- En second lieu, le prestige de l'auteur peut être la source d'un effet de halo. C'est la psychologie de l'argument d'autorité. Si l'auteur du texte est une personnalité admirée, on peut en inférer que toutes ses productions sont nécessairement de haute qualité, même si elles sont peu compréhensibles. On transfère donc les qualités attribuées à l'auteur du texte au texte lui-même.
- Une troisième explication, plus stimulante à mon sens, m'a été suggérée par Patrick Rateau, de l'Université de Nîmes, dans un commentaire à un billet précédent. Il est possible que la difficulté du texte soit utilisée comme un gage de sa qualité.  Différents processus pourraient rendre compte d'un tel effet. On sait qu'un énoncé facile à comprendre est généralement jugé comme plus crédible qu'un énoncé complexe. Les gens se fonderaient sur la facilité avec laquelle ils ont saisi un énoncé pour juger sa crédibilité (voir à cet égard l'étude de Reber et Schwarz décrite dans ce ce billet-ci). Selon le même processus, on a pu montrer qu'un stimulus aisé à traiter est jugé plus positivement sur de nombreuses dimensions. Ceci explique par exemple pourquoi un énoncé auquel on a été exposé de façon répétée paraît plus "vrai" qu'un autre (voir à cet égard cet article de Begg, Anas, & Farinecci, 1992). Mais cette interprétation suppose que les personnes exposées à un stimulus facile à traiter adhèrent à une croyance selon laquelle "ce qui est aisé à comprendre est bon". Que se passe-t-il si on inverse cette théorie? 
C'est ce qu'on fait Pablo Brinol, Richard Petty et Zachary Tormala dans un article publié en 2005 dans la revue Psychological Science. Ils présentaient à leurs sujets (des étudiants) un message défendant un projet de leur université. Ce projet visait à mettre en oeuvre des examens à grande échelle dans l'ensemble de l'institution, une proposition peu susceptible d'enthousiasmer les étudiants. On demandait ensuite à ceux-ci d'imaginer quatre arguments à l'encontre de cette proposition. Pour manipuler la "fluidité" ou facilité de traitement, les sujets d'une condition expérimentale ("difficile") devaient lire le message défendant cette politique et taper leurs arguments dans une police de caractères difficile à lire (jaune sur fond rose) alors que les autres voyaient le message et écrivaient normalement en "noir sur blanc" (condition "facile"). Indépendamment de ceci, les auteurs manipulaient la "théorie" des sujets quant à la facilité de traitement: 

  • Dans une condition, on affirmait aux sujets que "les personnes peu intelligentes ressentaient souvent un sentiment d'aisance lorsqu'elles réfléchissaient parce que leurs pensées ne sont guère complexes et qu'elles ont des connexions neuronales moins nombreuses lorsqu'elles réfléchissent.  Comme les gens intelligents en ont plus, ils ressentent souvent un sentiment de difficulté lorsqu'ils pensent à un nouveau problème" (la crédulité des sujets par rapport à ce type de "baratin" laisse pantois). Dans cette condition, l'aisance est donc vue comme "mauvaise" et la difficulté comme "bonne".
  •  Dans une seconde condition, la présentation était inversée: on affirmait aux sujets que les gens "intelligents" ressentent un sentiment d'aisance contrairement aux gens peu intelligents (ce qui est conforme au sens commun). Après ces manipulations et l'écriture des arguments, les sujets devaient faire part de leur attitude par rapport à la proposition. 
En croisant les deux manipulations, il y a donc quatre conditions. Lorsque "l'aisance est bonne", on devrait s'attendre à ce que les gens soient plus sensibles aux arguments qu'ils ont eux-mêmes produits s'ils sont faciles (en noir et blanc) que difficiles (jaune sur rose) à traiter. C'est effectivement ce qu'on observe: les attitudes sont plus positives dans le second que dans le premier cas (graphique ci-dessous). En revanche, l'inverse se produit lorsque l'aisance est présentée comme "mauvaise".  




Cette expérience suggère donc que c'est moins l'aisance qui produit une attitude favorable que la signification qu'on lui confère. S'il en est ainsi, un texte abscons peut être jugé positivement si on adhère à une croyance selon laquelle l'hermétisme est un gage de qualité. Remarquons que cet effet est indépendant de la qualité du texte lui-même. 
- Ce type de processus peut s'amplifier lorsque cette croyance est partagée socialement au sein d'un groupe auquel on s'identifie. Lorsque l'hermétisme devient une valeur en soi, il devient d'autant plus difficile de résister à cette croyance. Par ailleurs, il est coûteux socialement d'admettre qu'on a de la peine à comprendre le texte. Serait-on un imposteur? 
- Si on suit cette logique, le sentiment de compréhension d'un texte ne dépend pas nécessairement de la facilité avec laquelle on appréhende celui-ci mais de la signification que l'on confère à cette facilité. Dans une article récent, Miele et Molden (2010) de l'Université de Northwestern (USA) montrent paradoxalement qu'un texte rendu difficile par des inversions de mots peut être perçu comme plus compréhensible que le même texte dans sa version originale, plus simple. Mais ceci ne se produit que chez les  gens qui voient l'intelligence, non pas comme une qualité innée et stable, mais comme le résultat d'un effort, d'un apprentissage. "C'est précisément parce que j'ai fait l'effort de le comprendre que je comprends ce texte" semblent se dire ces sujets. "Comme je n'ai fait aucun effort pour comprendre un texte simple, je n'ai pas la même conviction d'avoir saisi sa "substantifique moëlle"". En revanche, chez des sujets qui conçoivent l'intelligence comme un attribut "fixe" et indépendant du contexte, la difficulté de traitement d'un texte est associée à un sentiment de compréhension plus faible. Revendiquer de comprendre Lacan (ou tout autre auteur relativement obscur) pourrait donc refléter une forme d'optimisme de l'intelligence: je le comprends parce que j'ai voulu devenir assez fûté pour le comprendre. 
On peut de demander où aboutit cet optimisme si le texte est vide de sens, comme le "Postmodern Generator", un algorithme qui produit des "pseudo-textes" de sciences sociales (Social theory). Est-ce que la conviction que l'effort est récompensé mène à entretenir l'illusion de comprendre l'incompréhensible?
- Par ailleurs, si les chercheurs d'une discipline privilégient un style clair et simple mais pensent que leurs collègues valorisent les textes hermétiques et jargonisants, ils seront peut-être tentés de se conformer à ce "canon" de peur de voir leurs productions mal accueillies. Ce phénomène, consistant à attribuer -par erreur- à son propre groupe une norme à laquelle on n'adhère pas personnellement,  est qualifié d' "ignorance plurielle" en psychologie sociale. Elle peut mener à un conformisme à cette "fausse norme". Ainsi, comme l'ont montré Prentice et Miller (1993), des étudiants qui pensent -à tort- que les autres étudiants adorent tous s'imbiber d'alcool, peuvent boire de façon excessive de façon à se conformer à cette norme illusoire et de cette façon lui conférer une réalité. Dans notre cas:  cette ignorance plurielle peut conduire de nombreux chercheurs à inonder la littérature de prose indigeste sur base d'une croyance erronée selon laquelle de tels textes sont valorisés par les pairs. Que d'encre gâchée pour épouser la norme...

Références:


Aronson, E. & Mills, J. (1959). The effect of severity of initiation on liking for a group. Journal of Abnormal and Social Psychology, 59, 177-181.
Begg, I.M., Anas, A., & Farinacci, S. (1992). Dissociation of processes in belief: Source recollection, statement familiarity, and the illu- sion of truth. Journal of Experimental Psychology: General, 121, 446–458.
Brinol, P., Petty, R. E., & Tormala, Z. L. (2006). The malleable meaning of subjective ease. Psychological Science, 17, 200–206.Miele, D. B. & Molden, D.C. (2010). Naive theories of Intelligence and the Role of Processing Fluency in Perceived Comprhension. Journal of Experimental Psychology: General, 139, 535-557. 
Prentice, D. A. & Miller, D. T. (1993). Pluralistic ignorance and alcohol use on campus: Some consequences of misperceiving the social norm. Journal of Personality and Social Psychology, 64, 243-256.







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